5

Assistée d’une infirmière, Susan se lava et passa son pyjama vert. Une femme de service vint laver celui de soie bleue dans le lavabo et le mit à sécher derrière la porte du cabinet de toilette.

Le petit déjeuner était plus copieux que celui de la veille mais Susan le dévora sans pour autant se sentir rassasiée.

Un peu plus tard, Mrs Baker entra en compagnie du Dr McGee qui effectuait ses visites avant d’aller ouvrir son cabinet particulier de Willawauk. Avec l’aide de l’infirmière, il retira les bandages qui couvraient le front de Susan. Elle ne sentit qu’un ou deux picotements lorsqu’ils ôtèrent les points de suture.

McGee prit son menton dans sa main et étudia la cicatrice.

— Du beau travail, en toute modestie.

Mrs Baker tendit un miroir à Susan.

Elle fut agréablement surprise de constater que la balafre était moins importante qu’elle ne l’avait craint : une étroite bande rose et lisse de dix centimètres de long, hachurée de petites marques rouges à l’emplacement des points de suture.

— Je m’attendais à voir une large entaille sanglante, déclara Susan en levant la main à son front.

— Les marques laissées par les points de suture disparaîtront totalement, et la cicatrice se réduira. Lorsque les chairs seront raffermies, un bon chirurgien esthétique pourra, le cas échéant, éliminer le petit bourrelet si vous le trouvez disgracieux.

— Oh, je crois que ce ne sera pas nécessaire ! J’avoue être soulagée de découvrir que je n’ai pas l’allure de la créature de Frankenstein.

Mrs Baker eut un rire.

— Vous auriez du mal à lui ressembler de toute façon !

Susan rougit et McGee en fut amusé.

Tout en secouant la tête, Mrs Baker prit les ciseaux et les bandes de gaze, puis elle quitta la chambre.

— Alors ? s’enquit McGee. Prête à téléphoner à votre patron ?

— Phil Gomez… je ne me souviens toujours pas de lui.

— Ça viendra, lui assura-t-il avant de regarder sa montre. Il est encore tôt mais peut-être est-il déjà à son bureau.

Il utilisa le combiné téléphonique posé sur la table de chevet pour demander à la standardiste d’appeler la Milestone, à Newport Beach, en Californie. Gomez était arrivé et il prit l’appel immédiatement.

McGee lui annonça que Susan était sortie du coma mais qu’elle avait quelques trous de mémoire ; il insista sur le fait qu’il s’agissait d’un phénomène temporaire. Ensuite, il tendit le combiné à sa patiente.

Susan le prit comme s’il s’agissait d’un serpent. Si elle refusait de passer le reste de son existence avec un tel vide dans son esprit, elle se souvenait de ce qu’elle avait éprouvé la veille lorsque McGee lui avait parlé de la Milestone ; elle avait eu la conviction inexplicable qu’il eût été préférable pour elle de ne jamais savoir en quoi consistait son travail. Le spectre de la peur s’était niché en elle et elle percevait à nouveau sa présence insidieuse.

— Allô ?

— Susan ? Est-ce bien vous ?

— Oui, c’est moi.

La voix de Gomez était haut perchée et amicale. Il parlait vite et ses mots se bousculaient.

— Susan, Dieu soit loué ! Je suis si heureux de vous entendre. Sincèrement. Nous étions tous tellement inquiets. Même Breckenridge. Qui aurait pu croire qu’il avait des sentiments humains ? Comment allez-vous ?

Le son de la voix n’éveilla en elle aucun souvenir.

Ils parlèrent pendant une dizaine de minutes et Gomez fit tout son possible pour l’aider à se remémorer son travail. La Milestone Corporation était une société privée qui effectuait des recherches pour ITT, IBM, Exxon et d’autres compagnies importantes. Il ajouta qu’elle travaillait – ou plutôt qu’elle avait travaillé – sur des applications du laser dans le domaine des télécommunications. Il décrivit son bureau, parla de ses amis et de ses collègues de travail : Eddie Gilroy, Ella Haversby, Tom Kavinsky, Anson Breckenridge et d’autres. Elle ne se souvenait de rien et la voix de Gomez trahit sa déception et son inquiétude. Il l’invita à le rappeler et lui suggéra de contacter également d’autres collègues de travail.

— Et ne vous inquiétez pas pour votre emploi, conclut-il.

— Merci, répondit-elle.

— Ne me remerciez pas. Vous êtes une de nos meilleures physiciennes et nous ne voulons pas vous perdre.

Lorsqu’elle eut enfin raccroché, McGee lui demanda :

— Alors ? Du nouveau ?

— Non, je ne me souviens toujours de rien au sujet de mon travail. Mais ce Phil Gomez semble très sympathique.

En fait, il paraissait si gentil et si bienveillant qu’elle était surprise d’avoir pu l’oublier aussi totalement.

Puis elle se demanda pourquoi elle avait senti croître en elle une peur qui la gagnait comme une tumeur maligne pendant leur conversation. Malgré la jovialité de Gomez, le simple fait de penser à la Milestone la mettait mal à l’aise.

 

*

* *

 

En fin de matinée, elle s’assit au bord du lit et balança ses jambes un moment.

Mrs Baker l’aida à s’installer dans le fauteuil roulant.

— Cette fois, vous vous déplacerez seule. Un tour complet de l’étage. Si vos bras vous font souffrir, demandez à une infirmière de vous ramener jusqu’ici.

— Je me sens en pleine forme. Je pourrais faire deux fois le tour de l’hôpital.

— J’avais deviné votre réponse. Un seul suffira pour l’instant. Vous pourrez remettre ça après le déjeuner et une bonne sieste.

— Vous me dorlotez trop. Je suis plus forte que vous ne le pensez.

— Vous êtes surtout incorrigible.

Susan rougit en se remémorant son humiliation de la veille, lorsque en dépit de ses affirmations, elle avait dû se faire aider par l’infirmière pour s’asseoir dans le fauteuil.

— Vous aviez dit que je ferais quelques pas aujourd’hui.

— Incorrigible, répéta Mrs Baker, mais cette fois en souriant.

— Je veux tout d’abord découvrir la vue qu’offre cette fenêtre.

Elle s’écarta de son lit, passa devant celui qui était inoccupé et arrêta le fauteuil à côté de la fenêtre. Jusque-là elle n’avait pu apercevoir que le ciel et la cime de quelques arbres. L’appui était haut et elle dut tendre le cou pour regarder au-dehors.

L’hôpital était bâti au sommet d’une des collines qui encadraient une petite vallée. Les pentes étaient couvertes de sapins, de pins, d’épicéas et d’autres essences. Plus bas, s’étendaient des prairies d’un vert émeraude.

La ville, qui occupait le fond de la vallée, étirait ses faubourgs jusque sur les versants. Ses maisons de brique, de pierre et de bois étaient entourées d’arbres, le long de rues tirées au cordeau. La journée était grise et morne et des nuages menaçants traversaient le ciel, mais l’agglomération paraissait sereine et agréable.

— C’est ravissant.

— N’est-ce pas ? approuva Mrs Baker avant de soupirer : J’ai du travail. Lorsque vous aurez terminé votre promenade, sonnez. Et n’essayez pas de vous recoucher seule. Appelez-moi.

— Soyez tranquille.

Mrs Baker quitta la chambre et Susan demeura un moment devant la fenêtre pour admirer la vue.

Après quelques minutes, elle eut conscience que ce n’était pas la beauté du paysage qui la retenait dans cette pièce. Elle hésitait à sortir car elle avait peur. Peur de rencontrer Bill Richmond, le sosie de Harch. Peur qu’il ne lui adresse son sourire mauvais, qu’il ne porte sur elle ses yeux de glace et ne lui fasse un clin d’œil.

C’est complètement ridicule ! pensa-t-elle avec colère. Ce n’est pas Ernest Harch, pas plus que le grand méchant loup. Il a treize ans de moins que Harch et s’appelle Bill Richmond. Il vient de Pine Wells et ne me connaît pas. Il est absurde de rester ici, paralysée par la terreur à l’idée de le rencontrer dans le couloir. Que m’arrive-t-il ?

Honteuse d’elle-même, elle empoigna les roues de son fauteuil et le fit avancer en direction du couloir.

Elle n’avait pas parcouru le quart de la distance qu’elle avait escompté couvrir que ses muscles étaient déjà douloureux. Arrivée à l’intersection des deux barres du T, elle s’arrêta un moment pour masser ses bras et ses épaules d’une maigreur à faire peur.

Elle serra les dents et repartit, faisant pivoter le fauteuil dans le couloir principal. Toute son attention était concentrée sur l’effort nécessaire pour déplacer et manœuvrer son véhicule mais elle nota cependant l’homme et arrêta son fauteuil à moins de cinq mètres de lui. Elle resta à le fixer, bouche bée. Puis elle ferma les yeux et compta lentement jusqu’à trois, les rouvrit-il était toujours là, appuyé au comptoir, en conversation avec une infirmière.

Il mesurait approximativement un mètre quatre-vingt-cinq et avait des cheveux et des yeux bruns. Son visage était tout en longueur, comme son nez aux narines étroites, et son menton s’achevait en pointe. Il portait un pyjama blanc et une robe de chambre lie-de-vin. Mais, pour Susan, cet homme n’avait rien d’un patient ordinaire.

Elle avait craint de rencontrer Bill Richmond, le sosie de Harch, mais elle ne s’était pas attendue à cela.

Cet homme n’était autre que Randy Lee Quince.

Un autre des quatre membres de la confrérie.

Elle le fixait, abasourdie, incrédule et terrorisée. Elle s’attendait à le voir disparaître et priait le ciel qu’il ne soit lui aussi que le fruit de son imagination. Mais il refusait de s’évaporer dans les airs. Il demeurait devant elle, solide et bien réel.

Elle se demandait si elle devait l’affronter ou s’enfuir quand il pivota et s’éloigna sans la voir. Il entra dans la cinquième chambre après les ascenseurs, sur la gauche du couloir.

Elle parvint à prendre une inspiration et l’air qui pénétra dans ses poumons lui parut aussi glacé que celui des hauteurs de la sierra Nevada où elle allait parfois skier.

Pendant quelques secondes, elle crut qu’elle ne pourrait plus jamais se mouvoir. Elle se sentait devenue cassante et comme prise dans de la glace.

Une infirmière passa près d’elle. Ses semelles de caoutchouc crissaient à peine sur le sol.

Sans savoir pourquoi, ce bruit évoqua dans son esprit le cri des chauves-souris.

Des frissons glacés la parcoururent.

Il y avait des chauves-souris, dans l’Antre du tonnerre. Dérangées par la lueur des lampes et des bougies, elles n’avaient cessé de pousser des cris pendant que Harch et ses amis s’acharnaient sur Jerry, puis elles s’étaient envolées dans les ténèbres en même temps que Susan s’enfuyait, la heurtant sans cesse dans sa fuite.

L’infirmière qu’elle avait vue parler avec Quince nota sa présence et dut lire de la terreur dans son regard.

— Quelque chose ne va pas ?

Susan souffla. L’air expulsé était chaud contre ses dents et sur ses lèvres. Brusquement revenue à la vie, elle hocha la tête.

Les cris des chauves-souris décrurent peu à peu.

Elle fit avancer son fauteuil jusqu’au comptoir et releva les yeux vers la femme brune dont elle ignorait le nom.

— La personne avec laquelle vous parliez…

L’infirmière se pencha, pour demander :

— Le malade du 216 ?

— Oui, cet homme.

— Que voulez-vous savoir ?

— Il me semble le reconnaître mais je ne voudrais pas me ridiculiser si je fais erreur. Connaissez-vous son nom ?

— Naturellement. Peter Johnson. Un brave garçon, même s’il est un peu bavard et me fait perdre mon temps.

— Peter Johnson ? Vous êtes sûre qu’il ne s’appelle pas Randy Lee Quince ?

— Quince ? Non, c’est bien Peter Johnson, je suis formelle.

S’adressant plus à elle-même qu’à l’infirmière, Susan marmonna :

— Il y a treize ans, en Pennsylvanie… j’ai rencontré un jeune homme qui lui ressemblait trait pour trait.

— Il y a treize ans ? Alors, il y a erreur sur la personne. Peter n’a que dix-neuf ou vingt ans. À l’époque, il n’était qu’un petit garçon.

Tout d’abord sidérée, Susan prit conscience que l’homme qu’elle venait de voir était en effet très jeune. Il ressemblait à Randy Lee Quince tel qu’il avait été à l’époque, mais non pas tel qu’il devait être aujourd’hui. S’il s’agissait bien de Quince, il avait dû passer les treize années qui venaient de s’écouler en hibernation.

 

*

* *

 

On lui servit un déjeuner plus consistant et Susan fut heureuse de ce changement de régime. Elle était impatiente de recouvrer ses forces et de quitter l’hôpital.

Pour faire plaisir à Mrs Baker, elle abaissa son lit, se coucha sur le flanc et feignit de dormir. Il lui fut bien sûr impossible de trouver le sommeil. Elle ne cessait de penser à Bill Richmond et à Peter Johnson.

Deux sosies ! Et cela au même endroit et au même moment !

Quelles étaient les probabilités d’une telle coïncidence ? Insignifiantes, pour ne pas dire nulles.

Non pas nulles, puisqu’elle avait vu les deux hommes. Il semblait peu probable que deux sosies des véritables Harch et Quince se soient fait admettre le même jour dans le même hôpital, et qu’elle s’y trouve également. Malgré tous ses efforts elle ne put trouver d’arguments pour étayer une telle hypothèse. Peut-être étaient-ce bien les deux hommes : ils avaient pu changer de nom, rester en contact pendant que Harch purgeait sa peine et se rendre ensuite ensemble dans cette ville de l’Oregon. Le hasard n’entrait plus en ligne de compte puisqu’ils étaient de vieux amis. Ils pouvaient peut-être même être tombés malades en même temps et avoir été admis le même jour dans cet hôpital : il s’agissait d’une nouvelle coïncidence, cela n’avait rien d’extraordinaire. Mais cette belle hypothèse s’effondrait dès qu’intervenait leur apparente jeunesse. Si l’un d’eux avait pu rester relativement insensible au poids des ans, le fait que ce phénomène touchât les deux hommes était tout simplement impensable.

Que reste-t-il ? se demanda-t-elle. Deux sosies. La vieille théorie des Doppelgänger. Si ce ne sont que des doubles de Harch et de Quince, sont-ils ici par hasard ou dans un but précis ? Quelqu’un veut-il avoir ma peau ? Je suis en train de devenir folle !

Elle ouvrit les yeux et laissa son regard errer sur l’autre lit, sur le ciel gris métallique par la fenêtre. Elle avait froid et ramena les couvertures sur ses épaules.

Elle envisagea les autres possibilités.

Peut-être ressemblaient-ils moins à Harch et à Quince qu’elle ne le pensait. Selon McGee, l’image qu’elle gardait de leurs visages avait pu s’estomper avec le temps. Ces doubles n’étaient peut-être que le fruit de son imagination.

Elle ne put néanmoins s’en convaincre.

Pouvait-il s’agir des fils de Harch et de Quince ? Non. S’ils étaient trop jeunes pour être ces hommes eux-mêmes, ils étaient trop âgés pour être leurs enfants. Les assassins de Jerry Stein ne pouvaient avoir été pères à douze ou treize ans.

Comme elle venait d’évoquer la question des liens de parenté, elle se demanda si ces hommes pouvaient être les frères de Harch et de Quince. Elle ignorait tout d’eux, et si le frère de Quince était venu assister au procès, elle avait pu constater que ce dernier était plus âgé que lui de quelques années. Il était naturellement possible qu’il ait eu un frère cadet que ses parents avaient jugé préférable de laisser à la maison ce jour-là. Elle n’élimina pas cette possibilité. Ces hommes étaient peut-être les frères de ceux qui l’avaient terrorisée dans l’Antre du tonnerre.

Mais elle ne put s’en convaincre.

Il ne restait plus qu’une seule explication : la folie, les hallucinations de la folie. Son esprit malade utilisait peut-être des éléments anodins pour alimenter d’étranges fantasmes paranoïaques.

Mais, lorsqu’elle y réfléchissait, elle se trouvait au contraire trop équilibrée et trop pondérée. Elle enviait à ses semblables leur possibilité de se conduire irrationnellement et de céder parfois à leurs impulsions. Si elle avait su se laisser aller de temps en temps, elle ne serait pas passée à côté de tant de choses au cours de toutes ces années. Trop sobre, trop sérieuse, trop fourmi et pas assez cigale ? Sans aucun doute. Mais folle, démente ? Sûrement pas.

Elle était à court de réponses devant l’énigme posée par les Doppelgänger.

Elle jugea préférable de ne pas parler de Peter Johnson à Mrs Baker ou au Dr McGee. Elle craignait de passer pour… une folle.

Recroquevillée sous les couvertures, observant le ciel fuligineux, elle se demanda si elle ne devait pas tout simplement tenter d’oublier ces deux doubles.

 

*

* *

 

L’après-midi, elle se leva et s’installa dans le fauteuil. Ses jambes manquèrent de la trahir au cours des deux ou trois secondes pendant lesquelles elles durent soutenir son poids. Prise d’étourdissements et en nage, elle parvint néanmoins à ses fins.

Mrs Baker entra presque au même instant et fronça les sourcils.

— Vous êtes-vous levée seule ?

— Je vous l’avais dit. Je suis plus forte que vous ne le pensez.

— Vous avez fait une imprudence.

— Oh, je n’ai pas eu la moindre difficulté.

— Alors, pourquoi transpirez-vous ainsi ?

Gênée, Susan passa la main sur son front moite.

— Vous méritez des réprimandes. Vous êtes entêtée, n’est-ce pas ?

— Moi ? entêtée ? répéta Susan en feignant la surprise. Absolument pas. J’ai de la suite dans les idées, c’est tout.

— J’ai dit « entêtée ». Bon sang, vous auriez pu glisser et vous casser un bras, une jambe ou autre chose ! Ah, si vous aviez vingt ans de moins, je vous donnerais une bonne fessée !

Susan éclata de rire.

Surprise par ses propres paroles, Mrs Baker hésita un instant et l’imita.

Le regard de Susan croisa celui de l’infirmière. Elles se sourirent et leur rire reprit de plus belle.

Enfin, Mrs Baker sécha ses yeux et déclara :

— Je n’arrive pas à croire que j’ai pu dire une chose pareille.

— Que vous me donneriez une fessée ?

— Vous devez éveiller en moi des instincts maternels.

— Il faut reconnaître que ce procédé est rarement employé par les membres du corps médical.

— Je suis heureuse que vous ne vous sentiez pas insultée.

— Et je suis heureuse de ne pas avoir vingt ans de moins.

Elles rirent de nouveau.

Deux minutes plus tard, Susan se propulsa dans le couloir pour prendre un peu d’exercice. Elle n’avait jamais été de meilleure humeur depuis son réveil du coma. Ces rires spontanés avec Mrs Baker avaient eu un merveilleux effet thérapeutique. Leur complicité inattendue avait rompu le sentiment de solitude de Susan et rendu l’hôpital moins sinistre.

Si ses bras la faisaient encore souffrir, elle était fermement décidée à se rendre à l’autre bout du couloir.

Elle ne redoutait plus de rencontrer Richmond et Johnson. Elle pensait être désormais capable de ne pas céder à la panique. En fait, elle espérait presque les croiser. Si elle les voyait de près, leur ressemblance stupéfiante avec Harch et Quince, s’avérerait sans doute moins frappante qu’elle ne l’avait tout d’abord pensé. Et s’ils restaient malgré tout des sosies parfaits de Harch et de Quince, le fait de leur parler, de faire leur connaissance, les rendrait probablement moins menaçants à ses yeux. Malgré la déclaration de Philip Marlowe, Susan souhaitait se convaincre qu’il s’agissait d’une simple coïncidence. L’autre solution était trop étrange et trop effrayante.

Elle atteignit la chambre 216 et s’arrêta devant la porte ouverte. Après avoir réuni tout son courage, elle fit avancer son fauteuil à l’intérieur de la pièce. En franchissant le seuil, elle fit un effort pour sourire et répéta ce qu’elle avait prévu de lui dire : Je vous ai vu dans le couloir, ce matin. Vous ressemblez tellement à un vieil ami que je n’ai pu m’empêcher de venir…

Mais Peter Johnson ne se trouvait pas dans sa chambre, et l’homme qui occupait l’autre lit lui déclara :

— Pete ? Il est en bas, à la radiologie.

— Oh, alors je repasserai peut-être un peu plus tard !

— Un message ?

— Non, c’est sans importance.

De retour dans le couloir, elle envisagea de demander à une infirmière le numéro de la chambre de Bill Richmond. Puis elle se souvint que cet homme venait de subir une intervention chirurgicale et que le moment était sans doute mal choisi pour lui rendre visite.

Lorsque Susan regagna sa propre chambre, Mrs Baker tirait le rideau de séparation qui isolait totalement le second lit.

— Vous avez une camarade, déclara-t-elle.

— Oh ! tant mieux. Elle me tiendra compagnie.

— Malheureusement, Jessica Seiffert passera probablement son temps à dormir. Elle est déjà sous sédatifs.

— Sa maladie est-elle grave ?

Mrs Baker soupira et hocha la tête.

— Cancer. Ses jours sont comptés.

— Oh, je suis désolée !

— Elle ne doit pas avoir beaucoup de regrets. Jessica a soixante-dix-huit ans et n’a jamais eu à se plaindre de l’existence.

— Vous la connaissez ?

— Elle vit à Willawauk. Mais, et vous ? Vous sentez-vous d’attaque pour faire quelques pas ?

— Certainement.

L’infirmière poussa le fauteuil jusqu’au lit de Susan.

— En vous levant, tenez-vous au montant avec votre main droite. Appuyez la gauche sur mon épaule. Nous ferons le tour du lit.

D’abord tremblante et hésitante, Susan reprit confiance en elle un peu plus à chaque pas. Si elle n’aurait pu défier personne à la course, pas même cette pauvre Jessica Seiffert, elle sentait ses muscles bouger et elle avait l’impression d’avoir retrouvé sa liberté de mouvement.

Elles atteignirent l’autre côté du lit.

— C’est parfait. À présent, recouchez-vous, dit Mrs Baker.

— Laissez-moi me reposer un instant et retournons de l’autre côté.

— Vous allez vous épuiser.

— J’y parviendrai. Je ne suis pas fatiguée.

— En êtes-vous bien sûre ?

— Je n’oserais pas vous mentir. Vous me donneriez une fessée.

L’infirmière sourit.

— Ne l’oubliez pas.

Elles attendirent que Susan eût assez de forces pour regagner l’autre côté, et les regards des deux femmes se portèrent sur le rideau tiré autour du second lit.

— A-t-elle de la famille ? s’enquit Susan.

— Pas vraiment. Aucun proche parent.

— Ce doit être épouvantable.

— Quoi ?

— De mourir seule.

— Inutile de murmurer, elle ne peut vous entendre. Elle a bien pris la chose. Seule sa vanité a eu à en souffrir. Le cancer l’a rongée et rendue squelettique. Elle a toujours été fière de sa beauté, aussi sa déchéance physique l’affecte-t-elle plus encore que sa mort prochaine. Elle a interdit à ses amis de venir lui rendre visite. Elle veut laisser d’elle le souvenir de la femme qu’elle a été. Elle n’accepte d’être vue que par les médecins ou les infirmières. Elle est sous sédatifs, mais si elle s’éveillait et s’apercevait que le rideau est ouvert, elle en serait bouleversée.

— Pauvre femme…

— Nous devons tous y passer, tôt ou tard. Et elle a vécu plus longtemps que bien d’autres.

Elles contournèrent à nouveau le lit, puis Susan s’allongea et s’adossa avec soulagement aux oreillers.

— Avez-vous faim ? s’enquit Mrs Baker.

— Puisque vous m’y faites penser, je suis affamée.

— Parfait, je vais vous apporter quelque chose.

Susan redressa le lit en position assise.

— La télévision ne risque-t-elle pas d’incommoder Mrs Seiffert ?

— Absolument pas. Elle ne s’en rendra même pas compte. Et si elle s’éveille, elle voudra peut-être la regarder elle aussi.

Mrs Baker sortit de la chambre et Susan utilisa la télécommande. Elle changea de chaîne jusqu’au moment où elle trouva un vieux film qui venait de commencer : Madame porte la culotte, avec Spencer Tracy et Katharine Hepburn. Elle l’avait déjà vu mais c’était un de ces classiques que l’on ne peut se lasser de revoir.

Cependant, elle éprouvait quelque peine à suivre. Ses yeux se portaient régulièrement sur l’autre lit dont les rideaux tirés la mettaient mal à l’aise.

Ce n’est pas le rideau lui-même, bien sûr, pensa-t-elle. Mais le fait de se trouver dans la même chambre qu’une femme à l’agonie.

Elle fixait toujours le rideau.

Non. Non, ce n’était pas la présence de la mort qui l’inquiétait. C’était autre chose, qu’elle ne parvenait pas à définir.

Le film fut interrompu par un spot publicitaire et Susan en profita pour couper le son.

Une chape de silence était tombée sur la pièce, rien ne bougeait.

Le rideau restait immobile, aucun souffle d’air ne le faisait frémir.

— Mrs Seiffert ?

Pas de réponse.

Mrs Baker lui apporta une glace à la vanille décorée d’une garniture de myrtilles.

— Qu’en dites-vous ? demanda-t-elle en posant le plateau sur la table de lit, qu’elle fit pivoter devant Susan.

— Énorme. Je n’en viendrai jamais à bout.

— Bien sûr que si. Vous êtes sur la voie de la guérison et votre appétit vous surprendra pendant une ou deux semaines. (Elle tapota ses cheveux gris et annonça :) J’ai terminé pour aujourd’hui et j’ai hâte de rentrer chez moi pour me faire belle. Ce soir, je suis invitée. Oh, seulement pour une partie de bowling et un hamburger, mais cet homme est vraiment formidable. Il est bûcheron et du genre « armoire à glace », vous voyez ce que je veux dire ? J’aimerais que vous puissiez voir ses mains ! Je n’en ai jamais vu d’aussi grosses, dures et calleuses, mais il est plus doux qu’un agneau.

Susan eut un sourire.

— C’est une belle soirée qui vous attend !

— C’est garanti, répondit Mrs Baker qui était déjà sur le seuil.

— Heu… avant de partir…

— Oui, Susan, de quoi avez-vous besoin ?

— Vous ne voudriez pas jeter un coup d’œil à Mrs Seiffert ? (Mrs Baker parut déconcertée.) Eh bien, c’est seulement… elle est si silencieuse que… je me suis demandé…

Mrs Baker gagna le second lit, écarta l’extrémité du rideau et le laissa retomber.

Susan essaya de voir Mrs Seiffert mais le dos de l’infirmière lui masquait l’ouverture.

Elle reporta son regard sur Tracy et Hepburn qui gesticulaient en silence. Elle mangea une cuillerée de glace puis fixa à nouveau le rideau.

— Détendez-vous, Susan, lui dit Mrs Baker. Elle n’est pas morte. Elle dort comme un bébé.

— Oh !…

— Et tâchez de ne pas trop penser à elle, d’accord ? Elle ne mourra pas dans cette chambre. Quand son état sera désespéré, nous la transporterons au service des grands malades. C’est là-bas que ça se passera, compris ?

— Compris, répéta Susan, avec un hochement de tête docile.

— Parfait. Maintenant, mangez votre glace. Je vous verrai demain matin.

Après le départ de Thelma Baker, Susan remit le son du téléviseur, mangea sa glace et tenta de ne pas tourner les yeux vers l’autre lit.

La promenade et la crème glacée eurent finalement raison de Susan qui s’endormit avant la fin de Madame porte la culotte.

Elle rêva qu’elle était en pyjama et qu’elle avait un bandage autour de la tête. Elle se tenait dans une salle remplie de spectateurs vêtus d’étranges costumes et qui participaient à un jeu télévisé, « Marché conclu ». Monty Hall, le célèbre animateur, s’adressait à elle avec un enthousiasme sirupeux : « Alors, Susan, voulez-vous garder les mille dollars que vous avez gagnés, ou les échanger contre le cadeau-mystère qui se trouve derrière le rideau numéro un ? » Susan parcourait le plateau du regard et notait que les trois box habituels avaient été remplacés par des lits d’hôpital dissimulés par des rideaux de séparation. « Je garde les mille dollars », disait-elle, et Monty Hall lui demandait : « Oh, Susan, êtes-vous certaine de ne pas le regretter par la suite ? »

« Je garde les mille dollars », insistait-elle, et Monty Hall s’adressait à l’assistance en découvrant ses dents blanches. « Qu’en pensez-vous, chers téléspectateurs ? A-t-elle raison de se contenter de mille dollars en cette période d’inflation galopante, ou bien devrait-elle choisir le cadeau-mystère qui se trouve derrière le rideau numéro un ? » Les spectateurs rugissaient d’une seule voix : « Le cadeau ! Le cadeau ! » Susan secouait la tête et répétait : « Je ne veux pas ce qu’il y a derrière le rideau. » Monty Hall ne ressemblait plus à Monty Hall, son visage avait pris un aspect satanique avec des yeux menaçants et une bouche tordue, il lui arrachait les mille dollars des mains et lui disait : « Tirez le rideau, Susan, c’est le prix que vous méritez. Regardez ce qui se trouve derrière le rideau numéro un ! » La tenture qui dissimulait le lit numéro un était tirée. Deux hommes en pyjama d’hôpital étaient assis au bord du matelas. Les faisceaux des projecteurs se reflétaient sur les lames tranchantes des scalpels qu’ils tenaient dans leurs mains. Harch et Quince se levaient et s’avançaient vers Susan. Une ovation s’élevait de l’assistance qui applaudissait à tout rompre.

 

*

* *

 

Quelques minutes après son éveil, le téléphone sonna. Elle décrocha le combiné.

— Allô ?

— Susan ?

— Oui.

— Mon Dieu, j’ai été si heureuse d’apprendre que vous étiez sortie du coma.

— Désolée, mais… heu… je ne vois pas qui vous êtes.

— C’est moi. Franny.

— Franny ?

— Franny Pascarelli, votre voisine.

— Oh, Franny. Bien sûr.

La femme hésita avant de dire :

— Vous… heu… vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ?

— Évidemment, mais je n’avais pas reconnu votre voix.

— On m’a parlé d’une amnésie.

— Le pire est passé.

— Dieu soit loué !

— Et vous, comment allez-vous ?

— Je poursuis un éternel combat contre les kilos superflus. Mais quand je pense à ce que vous avez vécu ! Comment allez-vous ?

— De mieux en mieux.

— Vos collègues de travail… ils craignaient pour votre vie. Nous étions tous fous d’inquiétude. Mais ce matin Mr. Gomez m’a téléphoné pour m’apprendre que vous alliez bien. Enfin, je voulais surtout vous dire de ne pas vous inquiéter pour votre maison et tout ça.

— Je suis heureuse de vous avoir pour voisine, Franny.

— Vous en auriez fait autant pour moi.

Elles parlèrent encore quelques minutes et lorsque Susan raccrocha elle était heureuse d’avoir enfin rétabli un contact avec un passé qu’elle avait craint de perdre à jamais. Avec Phil Gomez, les choses avaient été différentes car il n’était resté pour elle qu’une voix sans visage. Mais elle se rappelait cette femme boulotte qui était sa voisine, et cela faisait toute la différence. Non pas qu’elles aient été des amies intimes mais parler à Franny venait de lui rappeler qu’un autre monde existait au-delà des murs de cet hôpital, et qu’elle finirait par le regagner. Chose paradoxale, cette conversation accrut sa sensation de solitude.

 

*

* *

 

McGee passa la voir peu avant le déjeuner. Il portait un pantalon bleu, une chemise rouge à carreaux et un sweater bleu sous sa blouse ouverte. Il était si mince et si séduisant qu’il semblait sortir d’un magazine de mode pour hommes.

Il lui apportait une boîte de chocolats et quelques livres de poche.

— Il ne fallait pas, dit-elle en acceptant les cadeaux.

— Ce n’est pas grand-chose, et j’y tenais.

— Eh bien, merci.

— En outre, ce sont des éléments de la cure. Les chocolats vous feront reprendre du poids et les bouquins vous distrairont. Comme vous m’aviez parlé de Chandler, hier, j’ai pensé que vous deviez aimer les romans policiers.

Il tira une chaise près du lit et ils parlèrent pendant près de vingt minutes de ses promenades, de son appétit, de ses trous de mémoire et de sujets plus personnels comme leurs goûts en matière de livres, de cuisine et de films.

Elle ne lui parla pas de Peter Johnson, le sosie de Quince, qu’elle avait vu la veille. Deux doubles absolument identiques ? McGee se serait probablement demandé si le problème n’était pas d’ordre psychique, et elle ne tenait pas à ce qu’il la croie… folle.

Il était d’ailleurs possible que tout ne soit dû qu’à son imagination. Si ses doutes sur sa santé mentale n’étaient pas très ancrés, du moins existaient-ils tout de même.

McGee se leva pour partir et elle lui déclara :

— Je me demande quand vous consacrez du temps à votre vie privée, compte tenu des heures que vous passez auprès de vos patients.

— Je reste moins longtemps avec les autres. Votre cas est spécial.

— Les amnésiques sont donc si rares ?

Il sourit et ses yeux bleus semblaient pleins de tendresse.

— Si je m’intéresse à vous, ce n’est pas uniquement à cause de votre amnésie.

Elle se demanda s’il essayait simplement de lui remonter le moral ou s’il la trouvait attirante. Comment aurait-il pu la trouver séduisante dans son état actuel ? Chaque fois qu’elle se regardait dans le miroir, elle pensait à un chien mouillé. Il se montrait galant par déformation professionnelle.

— Votre compagne de chambre ne vous ennuie pas ? murmura-t-il sur un ton de conspirateur.

Susan adressa un regard au rideau.

— Silencieuse comme une tombe.

— Parfait. Elle connaît donc un sommeil paisible. Je ne peux rien pour elle, hormis lui éviter des souffrances inutiles.

— Oh, elle est votre patiente ?

— Oui. Une femme charmante. Elle aurait mérité une fin plus rapide.

Il gagna l’autre lit et disparut derrière le rideau.

Cette fois encore, Susan ne put entrevoir Mrs Seiffert.

— Bonjour, Jessie, dit McGee, dissimulé par le rideau. Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ?

Susan entendit un murmure presque inaudible, trop faible pour qu’elle pût seulement identifier une voix humaine.

Elle écouta le monologue de McGee pendant une ou deux minutes, puis il y eut un long silence. Lorsqu’il écarta le rideau pour revenir vers elle, elle tendit le cou mais la toile retomba avant qu’elle ait pu entrevoir la malade.

— C’est une femme forte, dit-il avec admiration. Elle me fait penser à vous.

— C’est absurde. Je ne suis pas forte. Quand je me suis levée, ce matin, j’ai dû m’agripper à Mrs Baker et nous avons failli tomber toutes les deux.

— Je parlais de la force de caractère.

— Je me sens molle comme une chique.

Ses compliments l’embarrassaient. Lui faisait-il la cour ou voulait-il simplement être gentil ? Elle décida de changer de sujet.

— Si vous écartiez ce rideau, Mrs Seiffert pourrait regarder la télévision.

— Elle s’est endormie pendant que je lui parlais.

— Mais, si elle se réveille…

— Elle ne veut pas qu’on ouvre le rideau. Elle a honte de son apparence.

— Mrs Baker m’en a parlé mais je suis sûre de pouvoir la réconforter.

— Je n’en doute pas mais…

— Rester dans un lit à longueur de temps, coupée du monde extérieur, doit être épouvantable. Regarder la télé la distrairait.

McGee prit sa main.

— Susan, je sais que vous voulez bien faire mais elle est mourante. Elle préfère peut-être méditer plutôt que de regarder un nouvel épisode de « Dallas » ou de « Dynastie ».

Susan savait qu’il avait raison. Regarder la télévision ne pouvait être d’aucun secours pour quelqu’un qui allait mourir et qui oscillait entre un sommeil artificiel et une douleur intolérable.

— Je ne voulais pas…

— J’en suis persuadé. Laissez-la dormir et cessez de vous inquiéter à son sujet.

Il serra la main de Susan, la caressa doucement et la lâcha.

Elle comprit qu’il se demandait s’il devait ou non se baisser pour déposer un baiser sur sa joue. Il allait le faire et se reprit comme s’il était aussi incertain des sentiments de Susan qu’elle l’était des siens. Mais peut-être avait-elle tout imaginé ?

— Dormez bien.

— N’ayez crainte.

Il gagna la porte, s’arrêta sur le seuil et se retourna une dernière fois sur elle.

— Au fait, je vous ai prescrit une séance de rééducation. Demain matin un aide-soignant viendra vous chercher, juste après votre petit déjeuner.

 

*

* *

 

Mrs Seiffert ne pouvait se nourrir seule. Une infirmière vint l’alimenter, toujours derrière le rideau fermé.

Susan mangea et lut un roman, ce qui lui permit d’oublier les sosies de Harch et de Quince.

Plus tard, elle gagna le cabinet de toilette d’un pas las en s’appuyant au mur, puis elle regagna son lit. Le retour lui parut deux fois plus long que l’aller.

L’infirmière de nuit lui apporta un somnifère. Susan savait qu’elle n’en avait pas besoin mais le prit néanmoins. Peu après, elle dormait profondément…

Quand une voix la tira de son sommeil. Elle se redressa brusquement.

— Susan… Susan… Susan…

Son cœur s’était emballé. La voix avait un timbre surnaturel.

La veilleuse donnait une faible lumière mais la chambre n’était pas totalement obscure. Aussi loin qu’elle pouvait voir, elle ne distinguait personne.

Elle attendit pour entendre à nouveau son nom.

Le silence était total.

— Qui est là ? demanda-t-elle enfin en scrutant les ténèbres.

Personne ne répondit.

Elle chassa les derniers vestiges de sommeil et s’aperçut que la voix s’était élevée sur sa gauche, du lit dissimulé par le rideau, et qu’elle avait un timbre masculin.

Dans la pénombre, le voile blanc reflétait la faible lumière de la veilleuse et miroitait comme un nuage de phosphore.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle.

Le silence.

— Mrs Seiffert ?

Le rideau restait immobile.

Rien ne bougeait.

Le cadran lumineux du réveil de la table de chevet lui apprit qu’il était 3 h 42 du matin.

Susan hésita un instant et pressa l’interrupteur de la lampe de chevet. La clarté blessa ses yeux et elle éteignit dès qu’elle fut bien sûre que personne ne se dissimulait dans la chambre. En pleine lumière, le lit de Jessica Seiffert paraissait moins menaçant.

Les ombres reprirent leur place.

J’ai dû rêver, pensa-t-elle. Cette voix m’appelait dans un songe.

Mais ce murmure n’avait rien eu d’onirique.

Elle chercha à tâtons la commande du lit et le redressa pour s’asseoir. Pendant un moment, elle écouta dans le noir.

Elle ne pensait pas pouvoir se rendormir. Cette voix étrange l’avait ramenée à la présence des sosies de Harch et de Quince, et c’était largement suffisant pour alimenter une insomnie. Le somnifère fit néanmoins son effet et ses paupières se refermèrent.